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Sermon Roch Hachanah 5775/2014

Lorsque Dieu s’adresse à Abraham pour lui demander d’offrir symboliquement son fils en sacrifice, Il lui dit: kah na, èt bin’kha èt yehidekha achèr ahavta èt Yitzhak / prends, ton fils ton unique celui que tu aimes Isaac (Gen 22:2). Le texte aurait pu simplement être: kakh èt Yitzhak / prends Isaac. Les commentateurs ont expliqué la raison de cette lente approche par un souci de ménager Abraham.

Et nous lisons dans le Talmud, le dialogue suivant entre Dieu et Abraham: Prends ton fils, dit Dieu, mais j’ai deux fils, Ishmaël et Isaac répond Abraham, ton unique: mais chacun est unique…, celui que tu aimes, mais je les aime tous les deux. Alors Dieu énonce le nom d’Isaac. (Sanh 89b)

Ce dialogue est une leçon au regard de ce que nous entendons aujourd’hui où l’autre est souvent enfermé dans un seul et unique vocable, dans une seule et unique définition.

Il en est ainsi de ceux que certains tribuns appellent : les étrangers. Comme si tous les citoyens d’un autre pays que le nôtre pouvaient être rangés sous ce terme les réduisant à cette qualité unique.

Dans le conflit qui a concerné Gaza et Israël, il en a été de même. Pour les uns, les autres sont des “terroristes” et, inversement, pour les autres, les uns sont des “sionistes”. Sortis de ces deux catégories, palestiniens et israéliens semblent perdre toute qualité et toute réalité.

Ici ce soir, beaucoup d’entre nous sommes genevois. Cela épuise-t-il notre identité? Certains sont athées, d’autres croyants; certains sont de simples citoyens, d’autres sont des responsables politiques. Chacun a grandi, a évolué et continue à évoluer dans un environnement qui lui est particulier et multiple car familial, associatif, intellectuel, culturel et d’autres encore.

Un vocable unique ne définit pas l’autre qui est, comme chacun de nous, un individu unique mais aux multiples facettes. Parodiant Alain Finkielkraut, on pourrait dire qu’il y a des identités malheureuses lorsque l’autre est enfermé dans identité unique qui exclut le jeu des diversités.

Certes, pour affirmer ici et ce soir, ce qui nous relie on peut dire: nous sommes genevois, ou bien: nous sommes juifs. Mais là ne s’arrête ni notre identité, ni notre être.

Parler de palestiniens en les qualifiant de “terroristes”, c’est les confiner dans ce rôle et, peut-être,  ne pas leur permettre d’en sortir eux-mêmes car, de prime abord, nous affirmons ce qu’ils sont, construisant ainsi nous-mêmes notre ennemi, pour reprendre l’affirmation d’Umberto Eco.

Hillel nous rappelle: al tadin èt havèrekha ad shétagia limkomo/ ne juge pas l’autre avant de te trouver à sa place (Avot 2:5). Se trouver à sa place, c’est essayer de concevoir ce qu’il peut penser, ce qu’il peut ressentir, c’est tenter de percevoir les multiples aspects de sa personnalité.

Alors s’ouvre un champ différent qui exige, pour parler de l’autre, l’introduction de vocables multiples et non d’un seul.

Penser l’autre, comme se penser soi-même.

Lorsque les sirènes retentissent au milieu de la nuit, penser l’angoisse de celle ou de celui qui réveille les siens pour courir aux abris. Penser l’effroi de celle ou de celui pour qui aucun abri n’a été construit. Penser la douleur de celle ou de celui qui constatent la mort de l’un des leurs.

Loin de moi de vouloir établir une proportionnalité entre ce que les uns ont vécu et vivent et ce que les autres ont vécu et vivent. La proportionnalité dans une guerre est illusoire. Si elle devait être respectée, il faudrait que, comme l’a fait remarquer le rabbin Eric Joffe, le nombre de morts et l’ampleur des dégâts soient similaires chez chaque belligérant! Cela voudrait dire que les Israéliens n’auraient jamais dû concevoir ni développer et encore moins utiliser le système sophistiqué appelé: “Dôme de fer”, qui a certainement sauvé un très grand nombre de vies en Israël. La proportionnalité est une notion étrangère à la guerre, comme elle l’est dans le traitement de l’information.

Mais cela n’excuse personne. Les victimes restent des victimes pleurées par les leurs. Et nul ne peut l’oublier.

Nul ne doit oublier que les deux populations, celles de Gaza et de Cisjordanie d’une part, comme celles d’Israël d’autre part, sont des victimes. Victimes d’une situation figée conséquence d’un blocage idéologique et politique d’où découlent les positions irrédentistes des uns et des autres.

Mais revenons au texte cité plus haut. Dieu s’adresse à Abraham pour qu’il puisse identifier Isaac grâce aux divers qualificatifs mentionnés. Ce texte nous invite donc à considérer l’autre dans sa complexité.

Tant que des Israéliens qualifieront des Palestiniens de “terroristes”, le dialogue avec eux sera impossible. De même, tant que des Palestiniens qualifieront les Israéliens juifs de “sionistes”, ils seront englués dans leur charte qui affirme que tout le territoire conquis par l’épée, au début de l’Islam, fait partie de la Oumah et qu’il ne peut donc être administré que par des musulmans et que les non-musulmans doivent se conformer aux règles édictées par la pratique historique, humiliante et ségrégative de la dhimmitude. Ce serait rendre impensable un partage de territoire entre Palestiniens et Israéliens. Ce serait conforter les extrêmes de part et d’autres dans l’idée que tout règlement est fondamentalement impossible.

Il faut donc cesser d’enfermer l’autre dans une prison sémantique qui lui interdit toute ouverture vers un autre devenir. Il faut le libérer de cette geôle sémantique, afin d’ouvrir un espace de vie.

La première qualité d’un palestinien, comme celle d’un israélien, au sens propre du terme et sans jugement de valeur, leur première qualité est d’être un être humain qui mange et qui dort, qui aime, qui pleure et qui rit, comme tout être humain, comme chacun de nous.

Nous qui sommes tous des Eve et des Adam, nous avons cette qualité rare, celle de la parole. Et cette parole peut engendrer le dialogue, ou la dispute. Mais dans quelque cas que ce soit, dialogue ou dispute, si la parole circule, la relation humaine existe et peut repousser le recours à la violence.

Voir en l’autre le mal personnifié, rend sourd et aveugle et incapable de penser le dialogue et la paix?

Penser la paix, non pas l’attendre mais la penser d’abord car cela nous rendra possible le partage de la paix avec les autres.

Pour la penser, il faut nous référer à notre socle identitaire, celui de notre Tradition; même si, par ailleurs, nos références peuvent être diverses et multiples. Ici, au sein du GIL, notre référence commune est celle de la Tradition juive et de l’enseignement de nos maîtres.

Lorsque ceux-ci composèrent la Amidah, ils décidèrent que la paix serait le sujet de la dernière bénédiction, comme une apothéose, car, pour eux,  toute action humaine devrait mener à la paix.

S’agit-il de la paix entre entités politiques, s’agit-il de la paix entre citoyens ou s’agit-il de la paix que chacun doit construire pour soi?

Dans leur approche, ce dernier élément est fondamental. Au point que la première signification qu’ils donnent au mot chalom est: le bien-être individuel (voir Brettler 179).

Cela semble bien égocentrique et bien matérialiste. La paix n’est-elle pas un état noble, tellement plus élevé que la notion de bien-être individuel.

Mais nos maîtres ont affirmé qu’il faut d’abord assurer les conditions d’un bien-être individuel car il permet de prendre conscience de la vie qui nous habite, de ce don qui nous a été fait et dont nous sommes dépositaire. Alors, un premier chemin s’ouvre, celui de la paix intérieure. Cela nous invite à nous élever au-dessus de certaines contingences et de ne plus nous penser comme des êtres morcelés, tiraillés par des désirs inassouvis. Cela doit nous permettre de nous tourner vers les autres car, éprouvant une certaine plénitude, n’étant plus uniquement préoccupés par nous-mêmes et ne nous pensant plus comme le centre de l’univers (voir Kushner page 180), l’ouverture vers les autres devient possible.

La conscience de la vie qui nous habite, celle du bien-être dont nous jouissons, le sentiment de paix intérieure et l’absence de toute désir inassouvi, nous libère donc de ce que nous qualifions de yétser hara, cette tentation de conquérir des espaces inconnus pour acquérir ce que nous ignorons et qui, pourtant, semble nous manquer si cruellement. Le bien-être est donc, pour les maîtres de notre Tradition, le premier pas vers la paix.

Et il faut relire le texte de la Amidah du matin : Sim Chalom, tovah ouvrakhah / établis la paix, le bien et la bénédiction, le bien car c’est lui qui nous donne le sentiment du bien-être.

Et plus loin le texte nous espérons que Dieu nous aidera à établir dans notre monde, hèn vahéssèd verahamim vehayim vechalom / la grâce, la douceur, la compassion, la vie car ces éléments mènent à la paix, non la paix intérieure cette fois, mais la paix entre les humains.

Il faut libérer vers l’autre la bonté qui nous habite et que souvent nous cachons ou ignorons. Il faut laisser s’échapper de notre être la douceur et la compassion afin que la vie soit le but ultime de notre existence comme de l’existence de l’autre, but qui est le chemin vers la paix.

Puis le texte continue: Barekhénou … beor panékha, ki veor panékha natata lano… torat-hayim veahavat héssèd, outzedakah ouverakhah verahamim vehayim vechalom /Bénis-nous en nous accordant la lumière de Ta Face, car cette lumière nous transmet une Torah de vie, c’est-à-dire un enseignement de vie, et l’amour de la bonté, l’entraide, la bénédiction et la compassion, la vie et la paix.

Le chemin que nous proposent nos Maîtres est d’enseigner la vie, d’aimer la bonté, de favoriser l’entraide, et de rechercher la bénédiction qui s’exprime à travers la compassion envers l’autre, celle qui permet de partager avec l’autre la prise en charge du monde et de son devenir.

Et ce soir nous avons dit: Beséfèr hayim berakhah veshalon nizakhèr venikatèv/ Puissions-nous être mentionnés et inscrits dans le livre de la vie, de la bénédiction et de la paix… lehayim tovim oulechalom / pour une vie bonne et pour la paix.

C’est ainsi que chalom, le dernier mot de chaque phrase de ce texte affirme cette paix comme la conclusion d’un processus d’entrée dans ce monde ci, comme l’aboutissement de l’action humaine, comme un devenir ensemble enfin envisageable et indubitablement atteignable.

La paix n’est plus alors un mot prononcé et sitôt oublié. Elle est l’aboutissement d’un processus qui prend sa source dans la conscience de vivre, dans un sentiment de bien-être et de plénitude qui dépassent l’individu. Elle se poursuit par l’ouverture vers l’autre, vers les autres avec leurs individualités et leurs particularités, les autres qui sont plus qu’un vocable, les autres qui, comme chacun de nous, sont des êtres multiples et uniques à la fois.

Alors vient la conclusion de la bénédiction : Baroukh Atah Adonay, haMélèkh haShalom / Béni sois-Tu Eternel, Roi de la paix.

Ce cheminement peut être le nôtre si nous ne réduisons pas l’autre à une seule qualité, si nous lui accordons la possibilité d’exprimer le potentiel positif qu’il recèle.

Ce cheminement est ardu lorsque l’ennemi se dresse en face. Mais pour atteindre un bien-être collectif où rien de sacré n’existe sinon la vie de chaque individu, il faut redonner à l’autre la qualité de sujet, tout en se plaçant à ses côtés, comme son complément, chacun dans sa complexité, chacun dans sa diversité, chacun dans sa singularité, et composer avec lui et tous les autres, une humanité multicolore.

Puisse-t-il en être ainsi

Chanah Tovah